Amélie Murat
Amélie Murat : née le jeudi 19 décembre 1882 à Chamalières, décédée le vendredi 8 mars 1940 à Montferrand, repose au cimetière de Chamalières.
Les 58 années de son existence la font bien représentative d’une Auvergne, à la fois, Terre d’enracinement et d’émigration.
Après être devenues toutes deux, avec Jeanne, sa sœur de deux ans plus âgée, très tôt orphelines, et vu leurs jeunesses confiées à leur grands parents, Amélie, éduquée à l’école du couvent Notre Dame de Chamalières, entreprend à 19 ans un premier voyage: Lyon, la Suisse et la Côte basque! A 21 ans, en 1903, gardant un pied-à-terre en Auvergne, elle séjourne à Paris avec sa sœur. Les grands Parents sont décédés et les deux jeunes femmes y sont hébergées chez un oncle. De 1907 à 1913, premières lectures importantes pour Amélie: Huysmans, d’Annunzio, Pascal, Tagore.
Fréquentation des milieux littéraires parisiens: Henri de Régnier, Gandilhon Gens-d’ Armes.
Premieres publications: D’un cœur fervent (1908), Le Livre de Poésie (1912).
De 1913 à 1938, les deux sœurs habitent un appartement à Paris, dans le 16ème. C’est là que, durant la Grande Guerre, Amélie est atteinte par la grippe espagnole.
En 1919, lors d’une convalescence à Mulhouse, Amélie fait paraître Hymblement, sur l’autel…, Le Sanglot d’Eve et La Bête divine. Puis, en 1920, Bucoliques d’été. A partir de 1920 Amélie doit faire face à une cruelle déception amoureuse! La source de son lyrisme s’en trouve bouleversée, et en 1923, paraît Le Sanglot d’Eve, suivi de Chant de minuit (1927), Passion (1929), et en 1930, Solitude, recueil pour lequel elle reçoit le Prix Jean Moréas. En 1931 Amélie Murat bénéficie d’une opportunité offerte par la Famille Rouzaud, de Royat, qui lui confie la direction de leur librairie du Parc thermal, La Plume d’or. A la faveur de la renommée nationale et internationale de la station, et bénéficiant de la fidélité et de l’admiration de ses relations parisiennes, Amélie Murat convertit ce lieu en un véritable salon littéraire.
Aussi la reconnaissance officielle se manifeste: Le 12 janvier 1932, elle est faite Chevalier de la Légion d’Honneur. Et, après la parution de Le Rosaire de Jeanne en 1933, recueil consacré à la mémoire de sa sœur décédée en 1926, et celle du Chant de la Vie, en 1935, Amélie Murat reçoit de la Société des Gens de Lettres le Prix de la Fondation Henri Bergson pour l’ensemble de son œuvre.
Alors s’effectue pour Amélie le dernier parcours, avec les aléas d’une aggravation de sa santé, suite à une congestion pulmonaire survenue en 1933. Aussi, de 1933 à 1938, elle doit passer tous les hivers à Vence, dans le Midi de la France. Ses deux derniers titres parus de son vivant sont bien évocateurs de son moral inébranlable au service d’une Poésie d’effervescence et de riposte. D’abord un roman: Du Bonheur quand même resté inédit, puis Vivre encore en 1937. En 1938 son état de santé s’aggrave encore: hospitalisée à Durtol, puis à Montferrand. On tente en vain un pneumothorax ! Amélie Murat décède le 8 mars 1940 à l’hôpital Sabourin, elle est inhumée au cimetière de Chamalières. Poésie c’est délivrance proclame son recueil posthume !
Sélection d’œuvres
D’un cœur fervent, Paris, Sansot, 1908 ;
Le Livre de Poésie, Paris, Sansot, 1912 ;
Humblement, sur l’autel, Paris, Jouve, 1919 ;
Bucoliques d’été, Paris, Poètes de la Renaissance du livre, 1920 ;
Le Sanglot d’Ève, Paris, Garnier frères, 1923 ;
Chants de Minuit, Paris, Au Pigeonnier, 1927 ;
Passions, Paris, Garnier, 1929 ;
Solitude, Paris, Au Pigeonnier, 1930 ;
Le Chant de la vie, Paris, Au Pigeonnier, 1930 ;
Autres ressources
Fonds Amélie Murat, Bibliothèque du Patrimoine de Clermont Auvergne Métropole ;
Anthologie poétique Amélie Murat, La Pandore Quantique, 2025 ;
Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, Amélie Murat et la poésie féminine auvergnate, Ville de Clermont-Ferrand, 1982 [Catalogue d’exposition de juin 1982] ;
BASSERES Jean-François, « L’image d’Amélie Murat dans ses romans », dans Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, Tome XCVI, n° 717, avril-juin 1993 ;
BOUVELOT-ULRICH Paule, Le Lyrisme d’Amélie Murat, Moulins, Les Marmousets, 1984 ;
IZQUIERDO Patricia, Devenir poétesse à la Belle Époque (1900-1914). Étude littéraire, historique et sociologique, Paris, L’Harmattan, collection « Espaces littéraires », 2009 ;
LARAT Jean, Panorama des lettres en Auvergne, Saint-Pourçain-sur-Sioule, de Bussac, 1965.
Vie, œuvre.
Textes d’Amélie Murat
Passion
Voyez la place vide à mon côté : la sienne,
Dans cette ombre où la lampe est un cœur en suspend…
S’il n’est d’espoir qu’un jour l’hôte infidèle y vienne,
Si je ne puis pour lui, dont tout mon ciel dépend,
Que l’Éve dangereuse aux gages du serpent :
Épargnez-moi mon Dieu, d’être la tentatrice
Prise elle-même aux dents du piège qui la mord…
Et s’il faut que le flux du désir rejaillisse
Toujours, sur le jusant recouvert du remords,
Délivrez-moi du mal en m’octroyant la mort !
(Extrait de Poésie c’est délivrance)
Berceuse pour l’enfant qui n’existe pas
Mon enfant adoré que je n’ai jamais eu,
Ma rose, mon bourgeon, ma perle, mon Jésus,
Dans l’ombre insomnieuse et craintive où la femme,
D’un geste égalisé comme un rythme de rame,
Berce la barque blache où son fils est blotti,
Moi, je serre au creux le plus chaud de mon âme :
Mon enfant… ma beauté, mon souffle… mon petit !
Forme qui ne cessas jamais d’être un fantôme,
Roi d’exil que n’a point couronné ton royaume,
C’est par le sortilège attendu de minuit
Qu’entre mes bras rejoints en ployante corbeille,
Éveillé, je t’amuse… endormi je te veille,
Fiévreuse, j’apaise ta colère ou ton ennui,
Mon enfant, mon rameau, ma grappe, mon abeille !
Et je te chante, – est-ce pour toi… n’est-ce pour moi ?
Un chant qui glacerait de frayeur ou d’ennui,
Si la plainte en était par le vent recueillie
Et glissée aux seuils clos du village voisin,
Les femmes étreignant leurs petits sur leur sein…
Un chant plus lamenté que le chant d’ophélie,
Mon enfant, ma blondeur, mon bouquet, ma folie !
Tout ce qui vaut qu’on vive et dont le rêve a faim :
Lumière, amour, bonheur… choix terrestre ou divin,
Tu n’en as pas connu le nom, le charme et l’heure :
Tu ne connaîtras pas tout ce qui vaut qu’on meure :
Cet après de la vie où s’élucide enfin
Le secret bien gardé de la chose éternelle…
Mon enfant, mon rayon, ma lampe, ma prunelle !
Mais plus encor que toi je me sens appauvrie,
Moi qui ne fus jamais résignée à mourir
Et qui croyais trouver ma longue renaissance
Dans le premier printemps de ton adolescence…
Puis les printemps futurs, dont nul n’est le dernier.
De cent êtres issus de ta seule existence :
Mon enfant, mon fils, mon ruisseau, mon ramier !
Je n’aurai donc, passé mon temps, pour me survivre,
Que la postérité misérable du livre,
Le bref écho du chant que je chante pour toi
Quand il fait sombre, et vide, et triste sous mon toit,
Et plus triste, et plus vide, et bien plus sombre encore
Sur ma vie où l’éclat du plein été décroît…
Mon enfant, mon miroir, mon rire, mon aurore !
Ah ! ce chant qui ne peut remplacer le bonheur…
Comme j’en donnerai l’harmonie et l’honneur,
– Ce chant que pour tromper ma détresse j’invente,
Quand monte le flux noir où tout s’évanouit, –
Pour presser contre moi dans la grande épouvante
Non plus ton ombre, enfin, mais ta forme vivante :
Mon enfant… mon amour… mon petit !
(Extrait de Chants de minuit)
Hai-kai pour l’Hiver
Pronostic
La chatte en pelote
Se dévide par la chambre
Neige pour demain.
Première neige
Tout en blanc, la Ville
Avec le seigneur Hiver
Célèbre ses noces.
Lune de neige
Au clair de la lune,
Le village a sur les toits
Tendu sa lessive.
Vitrage
Pendant mon sommeil,
Quelle fée a sur la vitre
Brodé son jardin ?
Gel
Bavarde fontaine,
Le gel gardien du silence
T’ a cloué le bec !
Nuées
Le soleil malade
Quittera t-il aujourd’hui
Son lit de nuages ?
Cloches sans clochers
Cloches dans la brume,
De quelle Ys ensevelie
Montent vos appels ?
Intérieur
Le chat qui ronronne,
La bouilloire au feu qui chuinte :
Le bonheur mijote…
(Extrait de Poésie c’est délivrance)
Train nocturne
Nuit d’été, qui profonde, exquise et favorable,
Donne l’étoile à l’ombre et la rosée au sable,
Mais dont l’attrait voluptueux n’importe plus…
Nuit où les cœurs brûlants et tristes sont élus
Pour les grandes douleurs, serves des grandes causes;
Nuit où dans les maisons désespérément closes,
Les lèvres des époux, qui sentent se briser
La coupe confiante et chaude du baiser,
Boivent son dernier flot troublé d’un goût de larmes;
Nuit où la douce lampe accuse un reflet d’armes,
Où l’on pose un képi près d’un berceau d’enfant…
Où quand, pour rafraîchir un peu l’air étouffant,
Sur le sombre infini la fenêtre est ouverte,
On perçoit tout à coup, comme un signal d’alerte,
La marche haletante et rapide d’un train
Qui porte des drapeaux, de la chair, de l’airain,
Tout le trésor secret d’un matin de bataille,
Blesse l’obscurité d’une invincible entaille,
Et va, sans ralentir sa course et son effort,
Héroïque et sinistre, en hurlant à la mort!
Extrait de Humblement sur l’autel
Je pense à vous
Je pense à vous, lointain ami de ma jeunesse
Vous que j’ai fait souffrir sans comprendre vraiment,
Car ces choses ne sont point choses qu’on connaisse
Avant de les avoir souffertes… en aimant.
Je pense à vous, d’un cœur compréhensif, à l’heure
Où le mal que j’ai fait, largement m’est rendu,
Ne me révoltant pas sous la loi, si je pleure,
Quand ce vindicatif talion m’était dû.
Couples désaccordés, nous traversons la vie,
Tendant nos bras qu’affole un vertige émouvant…
Et l’instinct auquel l’âme imprudente se fie,
N’est pas plus assuré que le souffle du vent.
Et toujours, leur fatal déroulement ramène
La promesse de l’algue ou la fleur du baiser!
L’appel languit… trop tard l’exauce la réponse.
Quel cœur fut clairvoyant, quel autre se trompe?
Voici crouler la vague où le geste s’enfonce…
-Bien-aimé, bien-aimé, tu ne m’aimesras pas?
Extrait de Le sanglot d’Ève
À celle qui s’en va (A celle OU pour celle?)
Va-t-en vers les blondes villes
Qui parmi les canaux bruns,
De leurs ponts, doublent les piles
Et font baiser aux embruns
Leur chatoyant collier d’îles.
Pars… je reste. Tout voyage
N’est qu’un livre sans attrait,
Où sur chaque vaine page
Mon regard ne chercherait
Qu’une seule… seule image!
Un visage est ma contrée
Ma vie habite une main,
Plage ou ciel, brise ou marée,
Temple ou mont, fleuve ou chemin:
Son seul geste en moi vous crée.
Sois heureuse avec les pierres,
Les feuillages et les flots;
J’explore entre ses paupières,
Deux mystérieux flots
Ceints d’ombres et de lumières…
Charme un peuple de colombes;
J’ai mon orbe dans ses pas.
Veille les couples des tombes;
Je crois mourir en ses bras,
Un linceul d’or sur les lombes.
Car le pouce et la seconde
Me suffisent quand je sens
Sous ma tempe où le sang gronde,
Mêmement gronder le sang
D’un seul cœur qui vaille au monde…
Extrait de Le sanglot d’Ève
Docile
Je ne sais comment finira la chanson
Que je m’invente
Ni quele messagère ouvrira ma prison.
Sera-ce toi, la vie, encor chaude et fervente,
Ou toi, la mort,
Libératrice plus secrète et plus savante?
Je ne sais qui viendra me conduire à quel sort,
Mais je prépare
Un vouloir bien tendu pour la lutte ou l’effort.
Pour le loisir inconnaissable dont s’effare
Toute raison,
Un cœur simple… Et j’attends que demain se déclare;
Je ne sais pas comment finira ma chanson;
Mais c’est mon rêve
De l’accrocher, ô monde, à ton plein unisson!
Les appels des oiseaux dont le chant pointu crève
Mon fin sommeil,
Quand pour la vieille terre et pourtant non pareil,
Glas ou férie;
La traîne d’un nuage embelli de soleil,
L’odeur de miel brûlé qu’exhale la prairie
En fenaison;
Tout vient à moi, recluse enchantée et nourrie!
Je ne sais comment finira la chanson
Que je m’invente
Au jour le jour, selon mon souffle et la saison.
À temps voulu s’inscrit la mesure suivante,
Musique et mots,
Je ne sais rien, n’étant ni morte ni vivante.
Mais docile au destin qu’un message encor clos,
De loin m’assigne,
Pour la vie ou la mort, la tâche ou le repos,
J’attends un signe…
Extrait de Poésie c’est délivrance
(Pour le) Sommeil confondu
je n’ai jamais dormi dans vos bras, bien-aimé!
Quand s’abattent, selon l’instinct et l’habitude,
Tous les couples rejoints, près de mon lit fermé
Ne s’assied que ma sœur du soir: la solitude.
Dormir ensemble! Ainsi qu’on rompt le pain du jour,
Communier, la nuit, aux agapes du somme:
-Couple qu’éveilleront le travail et l’amour,-
Tels la première femme avec le premier homme.
Dormir ensemble… après avoir prié le Dieu
De la rude Genèse et du tendre Évangile;
L’âme, au clair des deux fronts, brûlant du double feu
Conjointement baisé, de deux lampes d’argile.
Dormir ensemble. Aller d’aujourd’hui vers demain
Dedans la même barque, au même appareillage,
Sur ce fleuve insondé dont le regard humain
Ne voit que le fuyant ou rapproché rivage
Extrait de Passion
Glas
Quatre coups pour un homme et trois pour une femme
Par trois coups détachés, la cloche au loin proclame
Qu’une femme de la paroisse a rendu l’âme
Une mère qui laisse en peine des petits ?
Une enfantine sainte aux yeux de paradis ?
Une amoureuse aux péchés mal repentis ?
Une fille vieillie et que nul ne regrette
Hors son chat dont le long miaulis ne s’arrête ?
Cloche, sur son destin, ta mémoire est muette.
Celle qu’on va bientôt installer chez les morts
S’est-elle cramponnée âprement à son corps ?
Ou livrée, épargnant d’inutiles efforts ?
Connut-elle cette endormie aux mains trop blanches
La peur de s’éveiller entre les quatre planches ?
L’effroi de Dieu dont elle oublia les dimanches ?
Sous les cierges gardés d’anciennes chandeleurs,
Est-elle encor jolie en un semis de fleurs ?
Ou défaite… pénible aux souffle des veilleurs ?
-Si je meurs dans mon fief, cloche exacte entre toutes,
Tu compteras pour moi tes trois sons, tes trois gouttes
De prière, qui passeront jardins et routes…
Lors, écoutant le glas en sa chambre introduit,
Une malade au creux visage, au corps détruit,
Rêvera tout ainsi que je rêve aujourd’hui :
« Quatre coups pour un homme et trois pour une femme
Par trois coups détachés, la cloche au loin proclame
Qu’une femme de la paroisse a rendu l’âme… »
(Extrait de Poésie c’est délivrance)
Dialogue avec l’amandier rose
L’amandier rose a perçu le printemps.
Hier, impassible en son froc brun d’ascète,
Dès cette aurore il entre dans la fête
Par sa fleur prime… et ses boutons latents
Vont avouer leur floraison secrète.
Trois jours à peine avant qu’il ne revête
D’un ciel de fleurs sur ses rameaux pointants
L’amandier rose a reçu le printemps.
C’est mon ami des matins clairs. J’entends
Son conseil d’arbre à mon cœur de poète :
« Ne vois-tu pas que la terre halète,
Prise déjà, sous des souffles-titans ?
Écoute, au bois, la palombe inquiète
Ne se dérobe aux échos insistants ».
— Bel amandier, je sais, je vois, j’entends.
Et que la grâce, en son règne, à son temps
Comme la sève émeut l’arbre-squelette
Où le mot d’ordre aux rameaux se répète
Qui, que la grâce enivre en moi qui l’attends,
Hier, dépourvue, hivernale et muette,
Riche demain de ma propre conquête
Et du retour de mes pensers chantants :
Ainsi que toi j’aurai part au printemps ! »
(Extrait de Poésie c’est délivrance)
Dédicace
Je fus orfèvre de mes chaînes (Paul Valéry)
Je n’écris pas pour vous les heureux les tranquilles
Dont le contentement ne sait sortir de soi
Que pour se retrouver en marge des idylles :
La douleur vous rebute et son chant vous déçoit :
Laissez ce livre… Il est le plus triste qui soit.
Je n’ écris pas pour vous, les sages, les ascètes,
Qui jugez le temps bref, l’ amour fol, les pleurs vains ;
Hors du cercle d’extase impassible où vous êtes,
J’aime mieux, trébuchant sous mes fardeaux divins,
Adjurer tous les ciels, sonder tous les ravins !
Mes frères inconnus et mes sœurs anonymes
Que je croise dans l’ ombre… et ne discerne point,
Sous le buisson des mots, le ramage des rimes,
Parmi l’épine en fleurs où j’ écrasai mon poing,
Voyez-vous, pourpre et vive, une goutte qui point ?
Ma poésie accuse un mal pareil au vôtre,
Un mal pareil au mien dans vos yeux transparaît…
Mais duel chétif secours s’offriraient -ils l’ un l’ autre ?
Ecartons –nous… La vie est silence et secret,
Et toute confidence a pour gage un regret.
Qu’importe ! Plus encor que pour personne au monde,
C’est pour moi que je chante… et mon chant hasardeux
N’exige qu’une voix, un écho lui réponde.
Les plus puissants désespoirs font le vide autour d’eux :
Qu’importe ! J’ étais seule… en chantant je suis deux
Quand je crée à ce prix mon tragique poème,
Il me semble qu’enfin la cage va s’ouvrir
Du grand oiseau blessé que je loge en moi-même,
Et provoque, et pourchasse, et regarde souffrir….
Et qu’il va s’envoler puisqu’il ne peut mourir !
Extrait de Solitude – 1930
Au bord d’un canal
Ce n’est rien qu’un miroir d’eau lisse, ou le passant
Voit les peupliers joints arquer leurs souples stèles;
Rien qu’un ruban de ciel proche et rafraîchissant,
Offert au flexueux rondeau des hirondelles.
Ce n’est que ce paisible et patient canal,
Où le matin essore un linge ourdi de brume;
Où le soleil du soir flambe comme un fanal
Qu’une barque tardive et soupçonneuse allume…
Si tu viens cependant reposer sur ses bords
Tes yeux meurtris par la poussière de la ville,
Et t’amuser à voir, le long du petit port,
Les énormes chalands louvoyer à la file;
Dans cet humble canal, plus discret qu’un ruisseau
Plus étroit, en son lit fermé, qu’une rivière,
Discret comme un vivier, étroit comme un berceau,
Reconnais l’artisan de l’œuvre la plus fière:
Puisque son cours factice, au but double et lointain,
Qu’un fleuve parallèle accompagne ou devance,
Baignant le pays welche après le sol latin,
Unit l’Alsace blonde à la brune Provence!
Extrait de Humblement sur l’autel
Il fallait que je marche
Il fallait que je marche à l’ombre de la mort,
Qu’abattue et frappée en pleine ardeur vivante,
Je sente, avec un froid vertige d’épouvante
Le souffle ténébreux venu de l’autre bord
Coucher sur mon flambeau la flamme vacillante…
Il fallait ce péril, affolant cet effroi,
Pour que soumise à l’ordre imposé, j’accomplisse,
Mon Dieu, le déchirant et muet sacrifice
Qu’un longanime appel n’obtenait point de moi…
Et la mort aussitôt à votre service.
C’est vrai… je différais lâchement de briser
Le pauvre cher lien dont j’étais prisonnière;
Prolongeant sa douceur que je disais dernière,
Et soupirant plus tard… j’osais vous apaiser
Par ma promesse ingrate et ma fourbe prière.
Mais vous m’avez sommée en secret de choisir,
Par cette impérieuse et pressante menace,
Entre le don terrestre et la divine grâce,
J’ai consenti mon choix lorsque prête à mourir,
Je sentais sur mes yeux le vent de votre face…
Si tout est consommé. J’ai fait hier le vœu
Dont il n’est pas permis qu’aujourd’hui me dégage;
Mon âme nue ainsi qu’un champ après l’orage,
Un logis ruiné par la crue ou le feu,
De son dépouillement total, rend témoignage.
Je sais que nulle joie exempte de remords
Ne me vaudra le bien que je vous sacrifie;
Votre sévère amour est le seul réconfort
Qu’il me faille espérer, quand j’élude la mort,
Pour dominer ma peine et traverser la vie.
Le dernier rameau vert tendu sur mon chemin,
Ma promesse imprudente à la coupe le livre.
Mais j’ai peur du désert où m’enfoncer demain,
J’ai peur de ma faiblesse… Ô mon Dieu, peut-on vivre
Sans l’ombre et le parfum de quelque amour humain?
Extrait de Le sanglot d’Ève
Stances pour une main perdue
Cette main, qui n’a pas su recueillir la mienne
Quand nous suivions, hier, l’enveloppant chemin
Où l’automne émondait sa flondeur titienne,
Toute la nuit j’en ai rêvé… de cette main!
Elle éventait mes cils, jouait contre ma bouche,
descendait vers mon cœur palpitant à son poids,
S’appliquant sur la mienne où sa plus longue touche
Devenait l’ombre inséparable de mes doigts.
Toutes deux s’enlaçaient, s’épousaient l’une l’autre…
Et je ne savais plus si, parti de mon cœur,
Mon sang se diluait dans la mienne ou la vôtre,
Tant leurs paumes brillaient d’une égale chaleur.
Et leur étreinte était si juste et si parfaite
Que j’en faisais le terme innocent du désir,
Et dans l’amour n’imaginais pas d’autre fête
Que l’hymen de deux mains qui surent se choisir
Mais qui, dès l’heure obscure où toute oiselle terrible,
De l’aile invulnérable attendra le retour…
Rejointes, je sais bien qu’elle cèdent ensemble
À la complicité de l’amour.
Et toutes deux, haussant sur leur accord physique
L’élan spérituel sans quoi tout serait vain,
Font de leur double vie une seule musique
Vouée à l’unisson de l’honannah divin.
«C’est donc bien vrai? disais-je. Elle est mienne… ah! plus mienne
Que n’est ma propre main, puisque je l’aime mieux!
Se peut-il qu’un bonheur aussi cher m’appartienne?…»
-Alors chanta, dans l’aube, un coq insidieux.
L’étroit cocon du rêve où l’âme est chrysalide,
Évidé pour ce bec incisif et moqueur,
J’entrevoyais déjà, confusément lucide,
Que ces deux tristes mains recluses sur mon cœur.
C’étaient vous ma main droite avec vous ma main gauche,
-Et de quel poids, ce cœur, vous l’excusiez soudain?-
Pétrissant, chaque jour que Dieu mûrit et fauche,
Votre mélancolique et fade petit pain…
Extrait de Chants de minuit